L’éducation à la démocratie

L’éducation à la démocratie

Les jeunes, l’école, la police et la Nation

En juillet 2923 le politiste Sebastian Roché dresse un constat sévère de la dégradation des rapports entre la jeunesse et la République. Il montre que la culture civique se façonne dans l’expérience concrète de l’État, c’est à dire au contact avec ses agents.
La nation française est en feu. Le vingt-quatrième tir policier mortel lors d’un contrôle routier, fin juin 2023, a mis le feu aux poudres. Ces émeutes sont les plus importantes connues en France depuis 2005. Les tensions entre les quartiers défavorisés et la police, mais plus largement l’État, sont à leur apogée. Les villes françaises se sont enflammées. Et les responsables politiques aussi.
Les déclarations politiques montrent que l’idée de nation fracturée est souvent avancée comme explication. « Nous avons tous vécu un moment important dans la vie de la nation, donc on va continuer de travailler (…). La première réponse, c’est l’ordre et le calme, la concorde et ensuite c’est de travailler sur les causes profondes« , a déclaré à Pau le 6 juillet 2023 le chef de l’État, qui cherche à tâtons une posture d’équilibre entre la droite et la gauche. Pour les leaders de l’opposition de droite, l’interprétation est simple : cette crise serait liée à la place des étrangers en France. « On connaît les causes. Bien sûr que si, il y a un lien avec l’immigration », « pour la deuxième, la troisième génération, il y a comme une sorte de régression vers les origines ethniques », explique Bruno Retailleau, chef de file des sénateurs Les Républicains (LR) (1). Quant aux syndicats de police majoritaires, Alliance et Unsa-Police, dans un tract encore plus radical, ils se sont déclarés « en guerre » contre des « hordes sauvages » et des « nuisibles ». Gilles Leproust, président de l’association Ville et Banlieue, plus à gauche, a un diagnostic plus modéré : « Ces émeutes sont le symptôme d’une république fracturée » (2). A gauche, le coordinateur national de La France insoumise, Manuel Bompard se lamente : « Depuis une semaine, on parle de tout sauf de ce qui a été la cause de l’explosion à laquelle on a été confronté », à savoir la conséquence de l’action de la police pour laquelle il réclame « une réforme en profondeur » (3).
République fracturée, rôle de la police, politique de la ville, immigration ? Comment comprendre le comportement collectif de protestation, et celui d’émeutier de certains des jeunes hommes des quartiers pauvres ? Est-il pertinent d’opposer les arguments qui reposent sur les conditions matérielles dégradées de la vie des jeunes en banlieue, sur le comportement des policiers, ou encore ceux qui renvoient aux origines étrangères et aux supposées « valeurs » rejetées ou autorité de l’État défiée ?
Comment se forme l’idée de nation ?
Dans « La nation inachevée », paru début 2022, soit plus d’un an avant les émeutes de juin-juillet 2023, je m’étais interrogé sur la manière dont se forme le sentiment d’appartenance à la nation française chez les adolescents à partir de larges enquêtes menées auprès des jeunes à Marseille et dans les Bouches du Rhône (UPYC, enquête représentative des collégiens du département par tirage aléatoire des classes, n=10.000, ainsi qu’à Lyon et à Grenoble (POLIS, enquête représentative des collégiens et lycéens dans les deux aires métropolitaines par tirage aléatoire des classes , n= 14.000) (4). Pour cadrer le sujet, on peut citer Jean-Jaurès et sa « lettre aux instituteurs » (1888). Ce dernier écrit : « Les enfants sont français et ils doivent connaître la France, son corps et son âme, ils seront citoyens et ils doivent savoir ce qu’est une démocratie libre. » Et, j’ai essayé de comprendre ces deux choses : la formation de l’attachement à la France comme territoire et nationalité d’une part, et celle de la culture civique, d’autre part. L’expression de « sentiment national » est peu utilisée en France. Et pourtant, dans la littérature académique, la nation renvoie bien à une identification subjective à un collectif. « Le concept de nation appartient donc à la sphère des valeurs », la nation crée « des liens subjectifs », elle « est chargée d’interprétations et de valeurs subjectives », écrit Max Weber lui-même, dans Économie et Société (1980 : 528). La nation n’est pas l’appartenance qu’un État définit, ce que Weber appelle le peuple d’État. Il s’agit d’une identité sociale, en utilisant le vocabulaire d’aujourd’hui, qui a sa vie propre. La culture civique désigne classiquement en science politique depuis Almond et Verba (1963) les attitudes par rapport à l’État. Et par exemple vis-à-vis du Président de la République, du maire, ou encore du fait de voter, voire de la laïcité, l’organisation de la relation entre la religion et l’État.
Mais, à partir de quoi les adolescents se forment-il une idée concrète sur l’identité abstraite, de « communauté imaginée » suivant l’expression de Benedict Anderson (1983), qu’est la nation ? Et comment imaginent-ils leur relation à l’État, à une période de leur vie où ils n’ont pas encore de droits politiques ?
Une identité non-exclusive
En termes de tendances, un résultat frappant de mes études est que les jeunes se sentent et se veulent français, mais, cette identité n’est plus exclusive. Interrogés sur leur identité nationale dans les deux enquêtes POLIS et UPYC seuls 34,3 à 38,1 % des adolescents se disent uniquement français. L’explication tient au refus d’une inscription exclusive dans une seule citoyenneté. Plus de la moitié des jeunes se pensent dans une citoyenneté double (51,8 % à 55,7 %), et c’est le choix le plus fréquemment observé. Au contraire des nombreux leaders politiques qui affirment la nécessité de choisir entre la France et un autre pays, les adolescents se sentent français, mais sans exclusivité. Ce diagnostic converge d’ailleurs avec les résultats observés par des collègues comme Olivier Galland. « Le choix d’une définition exclusive par la nationalité française est très minoritaire chez les lycéens interrogés », écrit-il à partir d’une enquête réalisée en 1997 dans le cadre des journées d’appel préalables au service militaire (2000). Près de 20 ans plus tard dans nos enquêtes, le caractère cosmopolite de l’attachement national est manifeste chez les adolescents. Aujourd’hui, le sentiment d’appartenance à une nation ne se confond pas avec l’appartenance à un seul pays. Le contraste avec les enquêtes dans les années soixante (Roig et Billon-Grand, 1968) est criant. Mais, les jeunes ne sont que la pointe avancée d’une transformation dont les États ont maintenant bien pris la mesure : eux-mêmes codifient de plus en plus la nationalité comme multiple. Il s’agit donc plus d’une évolution de long terme que d’une révolution dans la jeunesse : entre 1960 et aujourd’hui, on est passé, selon l’université de Maastricht (5), de moins de 40% à plus des trois quarts des États acceptant la double citoyenneté (graphique n°1).
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Graphique n°1 : Le pourcentage des Etats qui autorisent la double nationalité dans le monde entre 1960 et 2020 (source : université de Maastricht).

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Les changements d’attitude des jeunes à l’égard de l’Etat en France, dans leur culture civique donc, aussi sont marquants. Traditionnellement, le Président est la figure de l’État, et se présente comme « l’homme de la nation » pour reprendre l’expression de de Gaulle. On a vu plus haut comme l’actuel président parle aussi au nom de la nation. Si la moitié des élèves trouvait déjà des défauts à de Gaulle en 1962 (Greenstein, 1975), le pourcentage d’avis négatifs s’est fortement accru dans la période contemporaine, comme le montrent les deux enquêtes que j’ai dirigées, et s’établit désormais au niveau de 2 sur 3. Les liens semblent s’être distendus à l’égard de la figure de l’État qu’incarne le Président. Les enquêtes ne permettent pas de l’expliquer complètement, mais suggèrent que si les adolescents ne se reconnaissent pas dans les propos que le président tient concernant leur groupe définit par le lieu où ils vivent (la banlieue), et leurs convictions (religieuses ou morales), ils tendent à s’en détacher. Un président qui met l’accent sur les racines chrétiennes de la France, comme Nicolas Sarkozy, par exemple, trouve le plus de soutien dans le petit groupe des plus catholiques. Surtout, les adolescents qui font le moins confiance au Président sont toujours, qu’il soit de gauche ou de droite, les jeunes du bas de l’échelle sociale, les perdants de l’école, ceux qui vivent dans les quartiers ou villages pauvres.
Le rôle ambivalent de la police et de l’école
Concernant les processus contemporains d’adhésion à la nation, ou à la culture civique comprise dans sa facette de soutien aux institutions, les résultats de POLIS et UPYC mettent particulièrement l’accent sur l’importance des contacts concrets avec les fonctionnaires. Pour se faire une idée de l’État et de la collectivité politique, les adolescents se fient à la manière dont ils sont traités par la police et l’école. Cela recouvre bien sûr les contacts humains, mais aussi la manière dont ces deux administrations fonctionnent. Ainsi, par exemple, la scolarisation dans un lycée ghetto a un effet qui ne se confond pas avec la confiance dans un professeur. Les adolescents sont sensibles aux caractéristiques du « cadre des interactions », l’école elle-même, ses locaux, sa composition ethnique et socio-économique d’une part, et à la qualité des relations interpersonnelles avec les professeurs, d’autres part.
Le rôle de l’école et de la police est très ambivalent. Les responsables politiques mettent volontiers l’accent sur l’importance des cours d’instruction civique et sur les « valeurs la république » au collège comme la laïcité, de l’hymne national dans l’apprentissage de la citoyenneté, les travaux sociologiques mettent en garde sur ce point : si l’éducation civique dispensée à l’école peut parfois jouer un rôle dans la socialisation politique, il se révèle en réalité fort modeste comparé à l’ensemble des influences qui affectent les adolescents (Keating et Janmaat, 2016). La socialisation politique « chaude », par les expériences concrètes et les émotions qui les accompagnent, est plus décisive que la « froide » par l’exposition à un message délivré par un enseignant. C’est effectivement ce que montrent les résultats en France. Les collégiens qui réussissent le moins bien à l’école, qui ont les moins bonnes relations avec leurs enseignants, et qui sont scolarisés dans les écoles sans mixité des quartiers pauvres sont particulièrement touchés par une sorte de marginalisation citoyenne. Les perdants de l’école, se mettent à distance des institutions, et même hors-jeu démocratique avant même d’avoir formellement le droit de voter en perdant confiance dans l’utilité du vote.
A cette discrimination à l’école (par la composition des établissements, et par l’inégalité des chances de réussir) viennent s’ajouter les mauvaises pratiques policières, endémiques en France. Un bilan des recherches sur les jeunes et la police montre que, dans toutes les villes étudiées, les jeunes des minorités sont plus souvent ciblés par les contrôles. Et l’étude POLIS montre que c’est le cas y compris lorsqu’on prend en considération leur activité déviante et leur style de vie. De plus, mêmes pour les élèves « blancs », les contrôles en France sont plus brutaux qu’en Allemagne, et encore plus pour les minorités. Alors que les contacts positifs avec les policiers élèvent la confiance dans les institutions politiques et la démocratie, mais aussi l’adhésion à la nation, les relations hostiles font exactement l’inverse. Or, les policiers concentrent les occasions positives de contact sur les quartiers favorisés, et les contraintes sur les zones défavorisées. L’approche est déséquilibrée. De plus, l’exposition répétée au contrôle d’identité a un effet très fort de corrosion de la culture civique comme je le montre de manière détaillée dans La nation inachevée. Tant les minorités ethniques que les jeunes des quartiers défavorisés, sur-contrôlés par la police, perdent confiance dans la République, l’État de droit et la démocratie. De sorte qu’il n’est pas incompréhensible que les appels au calme du gouvernement ou des magistrats n’ait pas de prise sur les jeunes qui se révoltent ou cassent : l’émetteur du message a perdu sa crédibilité, sans même le savoir, lors les contacts hostiles avec les agents de première ligne. L’identité nationale ne se décrète pas, et les valeurs comme la légitimité des institutions prennent racine dans le concret et le sensible, dans la somme des contacts et des émotions vécues par les jeunes.
C’est pourquoi je conclus dans mon livre que, si l’existence d’une collectivité politique dépend de son unité, le fait que chacun soit traité de manière égale en est une cause, pas une conséquence. La nation brûle. L’État, par ses politiques scolaires et policières contribue à la fracture qui traverse le pays. Il serait sage qu’il en prenne conscience.
Sources
Almond Gabriel et Verba Sidney 1963. The Civic Culture : Political Attitudes and Democracy in Five Nations, Princeton, NJ, Princeton University Press.
Anderson Benedict, 1996, Imagined Communities. Reflections on the Origin and Spread of Nationalism, Londres-New York, Verso, 1983, p. 19. Trad. fr. : L’Imaginaire national. Réflexions sur l’origine et l’essor du nationalisme, Paris, La Découverte.
Galland Olivier, 2000, «Les jeunes, l’armée, la nation», La Documentation française, Les Champs de Mars no7, p. 135-150, p. 138 et 142.
Greenstein Fred I., 1975, « The Benevolent Leader Revisited : Children’s Images of Political Leaders in Three Democracies », American Political Science Review, no 69-4, p. 1371-1398.
Keating A. et Janmaat G., 2016, « Education through citizenship at school : do school activities have a lasting impact on youth political engagement ? », Parliamentary Affairs, no 69, p. 402-429.
Roig Charles et Françoise Billon-Grand, 1968. La Socialisation politique des enfants, Paris, Presses de Sciences Po.
Weber Max, 1980. Wirtschaft und Gesellschaft, Tubingen, J.C.B. Mohr.
NOTES
• (1) Sur France Info le 5 juillet 2023.
• (2) La Gazette des Communes le 29 juin 2023.
• (3) BFM-TV, le 06 juillet 2023.
• (4) Il s’agit principalement de deux larges études sur les jeunes, POLIS en 2011 (portant sur 14.000 collégiens et lycéens en région Rhône-Alpes), et UPYC en 2015 (portant sur 10.000 collégiens dans les Bouches du Rhône).
• (5) Voir https://macimide.maastrichtuniversity.nl/dual-cit-database/graph1/

https://www.scienceshumaines.com//la-nation-est-en-feu_fr_46341.html?utm_source=brevo

jdescamps

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